Témoignage

Mercredi 23 août 1944, le village est en émoi. Pour la première fois, les Allemands en retraite traversent le bourg. Quel contraste avec 1940. Ce n'est plus l'attitude orgueilleuse et triomphante de vainqueurs, mais un défilé d'hommes harassés de tous âges, de toute nationalité, qui ont évacué Roanne avec des véhicules de fortune souvent réquisitionnés en route. On sent que les cadres ont de la difficulté à tenir l'ordre et à faire avancer des gens qui n'en peuvent plus. Ce ne sont pas là des troupes de combat.
J'arrive de Civrieux en vélo. Un barrage m'arrête.J'essaie de me faire comprendre avec deux ou trois mots d'allemand. Le sous-officier, qui ne comprends pas et ne voit que la consigne, ne veut rien savoir. Une jeune fille est là à quelques mètres. Je vois sur son visage un air désabusé et beaucoup de lassitude. Par force elle suit la troupe, engagée comme interprète. Elle s'approche, me demande des explications. Je lui dis que je veux seulement passer, que des enfants m'attendent. Elle parle au chef qui d'abord crie encore plus fort; puis elle me dit rapidement : "Dépêchez-vous de passer, mon Père, et ne restez pas sur la route". L'homme se détourne, je passe et emmène mon vélo. D'autres n'ont pas eu cette chance. Sans ménagement, on le leur a pris soit sur la route, soit même dans un garage.
Les enfants, au patronage, commencent à avoir peur. On les emmène à la rivière où il n'y a absolument personne. Jamais nous n'avons été aussi tranquilles. Les enfants prennent leurs ébats. Au bout d'une demi-heure, une petite fille s'écrie : "Oh, mon Père, regardez ces deux hommes qui courent". Deux hommes, en effet, venant de la voie ferrée passent le champ en courant. Ils vont droit à la rivière et la traversent tout habillés. Nous sommes à 200 mètres : impossible de les reconnaître. Nous supposons que ce sont deux soldats qui s'échappent. Ce n'était pas cela. On devait savoir plus tard que ces deux hommes avaient été réquisitionnés en route par les Allemands. Leur véhicule arrêté près de la maison Graille, ils étaient rentrés, avaient demandé à boire et avaient profité de l'occasion pour s'enfuir par les hangars sans s'inquiéter des conséquences de leur geste : soupçonnés de complicité dans cette évasion, les deux fils Graille étaient mis en joue par les Allemands contre le mur de leur cour. Il fallait trouver des aides pour remorquer le camion abandonné par les chauffeurs. M. Lavenir, M. Schneider et le chauffeur d'un tracteur furent ces aides.